Quand j’étais jeune, je crois que je peux le dire sans gêne, j’étais carrément esclave de mes émotions. Je ne les comprenais pas, je ne les voyais pas venir et quand elles montaient, je ne savais pas comment les gérer. Tel victime d’un bourreau ou sous une emprise, je me laissais guider par elles, par survie ou incapacité à faire autrement.
Je crois que c’est le lot de bien des jeunes, c’est pourquoi je n’ai aucun malaise d’en parler. Ce n’est pas le genre de choses qu’on nous apprenait à l’école et on nous laissait un peu se débrouiller avec ça, comme un passage obligé, une étape normale dans l’apprentissage de la vie. On se cassait la gueule quelques fois, on avait des épisodes de crise, on regrettait certaines paroles et on comprenait, on décelait certains comportements.
Mais, une fois dans la vie adulte, ça s’est légèrement corsé. Mes émotions étaient toujours là, bouillaient en moi et je n’arrivais pas vraiment à gérer le tout. Je me suis mordue les doigts à plusieurs reprises pour des réactions promptes et inappropriées. Mais s’il y a avait bien un trait qui me caractérisait, c’est que malgré mes élans émotifs ou mes angoisses, je fonçais, tête baissée, tel le taureau que j’étais.
On me disait souvent que c’était impressionnant de voir l’audace dont je pouvais faire preuve mais les gens ne réalisaient pas que moi-même, je ne me contrôlais pas par moment. J’ai constamment eu ce sentiment d’urgence de vivre, cet état d’esprit que si je ne tente rien, je n’obtiendrai rien. Ce côté « mieux vaut s’excuser que de demander la permission » m’a suivi, même s’il s’est transformé avec les années, avec l’expérience et les acquis.
Mon petit baluchon s’est rempli d’outils fort utiles, ma tête s’est un peu assagie mais mon cœur demeure toujours aussi fougueux. Avec le temps, par contre, j’ai compris la différence entre la manière dont on se sent versus ce que l’on ressent. On peut se sentir heureux, fatigué, angoissé, terrorisé… Sans pour autant ressentir au fond de soi les causes réelles de notre état.
Ressentir, ça vient vraiment de notre fond comme dirait Sonia Benezra. C’est dans les tripes, c’est viscéral, c’est on ne peut plus vrai. On peut se masquer à soi-même ces émotions, on peut les terrer dans le coin le plus éloigné de notre système, mais elles seront toujours présentes. Les ressentir, c’est accepter de vivre au grand jour ce qui nous habite, ce qui nous anime, ce qui fait de nous ce que nous sommes.
Aujourd’hui, il est difficile de vivre pleinement sa vie sans se sentir jugé, sans avoir peur que notre moi moins glorieux finisse sur les réseaux sociaux, sans qu’on sente le besoin de se cacher quand c’est moins glamour. Pourtant, à mes yeux, il n’y a rien de plus admirable qu’une personne qui ose être elle-même, qui ose affronter ses démons, montrer sa vulnérabilité, sans honte, sans pudeur.
Sentir sans ressentir, c’est vivre sans aimer, sans apprécier, sans écouter, sans être enchanté. Rendu là, c’est presque être un robot. C’est vivre sa vie sur un chemin tout tracé, sans embûches mais aussi sans être touché au cœur, sans l’amour réel de nos proches.
Les émotions, c’est comme les fleurs dans un jardin. On doit les entretenir, parfois s’en éloigner pour mieux les apprécier, prendre du recul pour les jauger, y déceler la beauté subtile et surtout, les fertiliser, les fortifier, pour en découvrir toute la grandeur et l’ampleur. Entretenir son jardin intérieur, c’est offrir au monde un paysage rayonnant et réjouissant, participer à la beauté du monde et dévoiler ses couleurs. Et en ce lendemain d’attentats à Manchester, le monde a bien besoin de beauté et de douceur.
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